Tandis que Sophie préparait les fruits, je tartinais l'apéritif. Tout allait pour le mieux lorsque l'interphone appela. -Oui ? -Sophie ? -Non, presque -... -C'est à gauche, au troisième. Jusqu'alors, rien que de bien normal. C'est à l'instant précis où ils franchirent le pas de la porte que tout bascula.

C'était un jeune couple d'étudiants. Ou plutôt un jeune couple de jeunes étudiants. C'était deux gamins.

Le fossé générationnel aurait pu se combler facilement, après tout, nous n'avions que trois ou quatre années de différence mais chaque détail de la soirée prit une saveur étrange...

Dès l'apéritif, tandis que Sophie officiait en cuisine. Sur le canapé, ils se tenaient serrés, un peu timides. Comme je ne les connaissais pas : vous faites quoi dans la vie ? vous faites quoi dans la vie ? Il n'y a que les vieux pour poser ce genre de question. Tant que j'y étais, j'aurais pu leur demander s'ils avaient de bonnes notes et s'ils étaient sages à l'école.

Non, si j'avais eu tous mes esprits, je leur aurais demandé ce qu'ils aimaient faire dans la vie, s'ils allaient au cinéma, s'ils étaient impatients que la star'ac reprenne, voire combien ils faisaient aux Pokémons[1]. Evidemment, il aurait fallu se contenter d'une seule question car la tendance à l'interrogatoire est aussi quelque chose qui se développe avec l'âge.

La table[2] était joliment dressée ; le plat était réfléchi[3] et le vin pas mauvais. Ce n'était pas des amis proches mais nous voulions les accueillir gentiment. Résultat, nous les recevions.

Un peu plus tard, pendant le repas. Lui : je ne sais pas si je me remettrai en coloc' quand j'aurais un boulot. Moi : tu verras, quand tu gagneras ta vie, tu seras content d'avoir ton chez toi. Encore un signe. Il faut être vieux pour être sentencieux à ce point. En prononçant cet équivalent du écoute petit, je vais t'expliquer la vie, je sentais quelque chose de brisé.

Eux vivaient dans un 18m², nécessairement rudimentaire. A côté, notre appartement ressemblait à une galerie d'accessoires pour nouveau bobo : nespresso, blender, wok, nabaztag, cadre photo numérique...

Elle, faisait des aquarelles, qui finissaient punaisées au mur chez eux. Les peintures de Sophie et les quelques photographies de moi[4] affichées, nous les avions encadrées !

Encore plus tard, à l'heure du café[5], sujet recherche d'emploi. C'était bientôt pour eux et nous -surtout moi-, incapables de nous -me surtout- retenir : ça se passe comme ci, il faut faire comme ça. Eux, polis, aquiesçaient gentiment en pensant pour qui se prennent-ils ?

Ce qui me chagrine, ce n'est évidemment pas qu'ils soient jeunes. Tant mieux pour eux, qu'ils profitent de ces belles années. Ce n'est pas non plus que nous soyons vieux, nous ne le sommes pas encore. Non, ce qui me chagrine, c'est qu'il y a trois ans, nous étions à leur place, reçus très gentiment par un cousin de Sophie et sa femme. Eux aussi étaient installés.

Le temps passe, c'est indéniable. Je me sens très Yvan.

Regarde ce malheureux Yvan, qui nous enchantait par son comportement débridé, et qu'on a laissé devenir peureux, papetier... Bientôt mari... Un garçon qui nous apportait sa singularité et qui s'escrime maintenant à la gommer...

Notes

[1] Une fine mention de la nouvelle version du jeu -perle- aperçue à la fnac le week-end précédent m'aurait sans doute assuré un succès d'estime.

[2] Qui n'est plus un premier prix ikéa, un autre signe qui ne trompe pas.

[3] Magret grillé aux pommes et poires cuites, au passage, très miam.

[4] Pris par moi.

[5] On a du déca -tais-toi, idiot !- et de la tisane -de pire en pire !